Chardonneret
Cécile Odartchenko


Critiques
Michel Terestchenko
SAMEDI 22 JANVIER 2011
Cécile Odartchenko, Chardonneret
La correspondance avec Cécile Odartchenko, qui jusqu'à peu m'était une parfaite inconnue, a débuté entre nous par un échange portant sur d'anciennes familles ukrainiennes - les nôtres, je suppose - qui, dans les temps anciens, avaient dû se connaître et se fréquenter dans leurs belles demeures à Kiev et ailleurs probablement.
Le sujet m'intéressait, bien entendu, mais sans plus : je n'ai pas été elevé dans la nostalgie du passé, aussi passionnant et glorieux soit-il. Mais bientôt vint la découverte qu'elle est éditeur – elle a fondé en 2005 la maison de poésie Des Vanneaux - et écrivain surtout, auteur d'une oeuvre que je lus aussitôt qu'elle m'envoya quelques-uns de ses livres, Chardonneret, La chair salée, Myosotis ou le nuancier de Gérard de Nerval, publiés chez de petits éditeurs provinciaux – Le Petit Véhicule, Abel Bécanes, l'un installé à Nantes, l'autre à Beauvais - dont le courage et l'obstination un peu foutraque à servir la littérature doivent être salués. J'ai passé une bonne partie de la nuit dernière à lire Chardonneret que je ne pus quitter qu'à l'aube, tant l'oeuvre est magnifique, émouvante, et servie par un style d'une très grande maîtrise et beauté, rappelant, à bien des égards, l'univers sensible, fantasque et poétique de Ludmila Oulitskaia. Et quoique cette-dernière soit aujourd'hui une romancière internationalement reconnue, ce qui n'est pas encore le cas d'Odartchenko, la comparaison n'a rien d'excessif, vous pouvez me faire confiance. Aussi n'ai-je pu échapper à l'obligation de corriger un peu cette belle injustice en rédigeant tout de go ce petit billet. A l'arrachée, comme un devoir impérieux qui ne peut être reporté à plus tard. Moi aussi, voyez-vous, il m'arrive comme le roi Salomon de faire de l'intérim, lorsque les éditeurs, enfin ceux qui ont pignon sur rue, sont inscrits aux abonnés absents.
Chardonneret (précédé d'une très belle introduction du poète Pierre Garnier) est le récit souvenir de l'enfance de l'auteur depuis l'âge de huit ans jusqu'à la rencontre du premier amour à la fin de l'adolescence, dans la France entre les années trente et cinquante. La petite Cécile (née à Courbevoie) grandit dans les milieux cultivés et désargentés de l'émigration russe installée en France. D'un côté, le père adoré, plein d'une gaieté inventive en jeux et plaisanteries, hélas buveur immodéré, poète archi-doué, reconverti (après son exil en 1917) dans le dessin de motifs floraux pour les plus grands couturiers parisiens, et, de l'autre, une mère française, extravagante mais violente, qui entrera dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Quel décor pour venir au monde ! Les parents, lorsqu'ils se séparent, confient l'enfant à Nadia, leur servante fidèle, qui depuis son plus jeune âge lui lit à haute voix les plus grands écrivains de la littérature russe du XIXe, Pouchkine, Tolstoï et Dostoïevski bien sûr, nourrissant l'imagination puissante de l'enfant des souvenirs colorés et lumineux de l'ancienne Russie. Mais ce sont surtout de longues périodes de solitude, dans le Midi, dans le Béarn, puis à Paris de nouveau après la guerre, lorsque sa mère, devenue assistante sociale, l'accueille à nouveau, toujours avec indifférence - elle n'était pas même venue la chercher à la gare lors de son arrivée. Privée d'amis, hormis la présence réconfortante de son frère Paul, elle fréquente sans grand succès des écoles privées, le Cours Désir en particulier que fréquenta également Simone de Beauvoir, et se réfugie, lorsque le quotidien à la maison est trop lourd et la maltraitance insupportable, dans le petit logement qu'occupe Nadia. Puis enfin aux dernières pages, la rencontre coup de foudre avec Albert, l'ami de son frère, qui l'emportera bientôt dans un autre monde et sera plus tard le père de ses trois enfants.
Ce bref résumé ne dit rien du bonheur que l'on prend à lire Cécile Odartchenko. Il y a beaucoup de malheurs dans ce court récit – la guerre, la pauveté, la solitude, la violence de la mère et la déchéance progressive du père – mais avec quelle pudeur, tout cela est-il évoqué ! C'est le courage et l'enchantement du réel (avec ses aspects sombres et tragiques) par la littérature qui l'emportent, une sorte de confiance sourde venue d'un sol lointain, la terre russe et ses plus grands poètes, dont l'héritage (largement fantasmé et imaginaire) lui a été transmis par une servante honteusement exploitée, bonne à tout à faire, ex-comédienne de théâtre et fille de général, qui ne peut retenir ses larmes à l'évocation de ce monde perdu mais toujours-là comme en rêve.
"Cette présence constante de la Russie, écrit Pierre Granier dans son Introduction, dans la France des années trente, cinquante, fait que dans les circonstances les plus tragiques, le rêve continue de couler, d'aller plus loin, d'inonder le paysage de son "obscure clarté" de conte ; bien sûr, c'est une espèce de miracle : maintenir le rêve, le songe, la poésie dans la réalité parfois la plus sordide" [p. 10].
Ce petit extrait vous dira un peu la beauté de l'écriture d'Odartchenko, qui est un enchantement de page en page : « Plus que tout autre souvenir, celui des premières journées de printemps à Saint-Pétersbourg m'était devenu si familier qu'il aurait pu être le mien. La glace de la Néva qui craquait et se mettait en branle, le bruit sourd de cela, puis mêlé au bruit cristallin des morceaux de glace qui s'entre-choquaient et, parce qu'on avait enfin enlevé les cadres qui doublaient les fenêtres en hiver, l'irruption de l'air frais parfumé et le chant des oiseaux, le bruit des roues, des charrettes et des sabots des chevaux... Plus tard, c'est en lisant les souvenirs d'enfance de Chklovski que je retrouvai le plus de détails et j'y étais encore attachée comme si ce n'était pas eux, mon père, Nadia, qui avaient été arrachés à leur cadre de vie tant aimé, mais moi-même. J'étais en exil à Salies et seule, comme un enfant juif – je me cachais – et à quoi il était recommandé de rêver, ce n'etait pas à mes propres souvenirs, mais aux siens, à ceux que contenaient les livres. » [p. 51]
Chardonneret , et ses autres livres, peuvent être commandés sur le site de la maison d'édition de Cécile Odartchenko. Ne vous privez pas du bonheur de cette lecture.
Si l'auteur n'est pas connu, le livre existe et ce n'est pas dans un coin poussiéreux qu'il doit être placé, mais en pleine lumière.