top of page

A l'ami Moreu

À l'ami Moreu

 

 

Tu marches peu,

mais tu marches quand même dans le labyrinthe de ton jardin.

à terre, les pierres plates,

les creux et les bosses

qu’avec le temps

ont façonnés les poids des corps

se mesurant à la résistance des chemins.

Tu sais la terre,

tu sais la pierre, tu sais la craie et le gravier

et chaque racine qui prend le sable dans son bouquet

et le tient en place.

Tu connais le buis et le rosier,

les bordures, les touffes,

les feuilles douces, les feuilles lisses,

les piquants, les épines, les orties.

Tu es l’ami

de celui dont le visage plein de rides

est une campagne à lui tout seul

ou dont la main est plus rugueuse que la patte de l’éléphant

pour avoir tenu les outils de jardin depuis des millénaires,

vieux visages, vieilles mains,

corps usés, rétamés,

de corne et de peau, plissés.

à tâtons, ...

 

 

Cécile ODARTCHENKO

Cécile Odartchenko

EAN13 : 9782916071039

Format : 21x12cm

novembre 2007

10 euros

 

Critiques

LE BEAU NAUFRAGE

 

Je suis entré chez elle par la porte du jardin, l’amitié est aussi affaire de maraude. Le jardin est son pays, elle l’a aménagé de ses mains et un œil avisé pourrait sans doute y déceler les éclats de rire et les chagrins, les années fastes et les sèches, celles où les mots échappent, comme les amis. Ces temps-ci, le jardin baigne de soleil. Un noyer où frissonne une balançoire, un bouleau pour les souvenirs de « là-bas », d’autres arbres familiers entre lesquels serpente un chemin dallé de bois, les bambous si hauts maintenant, un vent léger les agite, bientôt ils monteront jusqu’au ciel car dans l’ordre du monde, l’espérance est végétale.

Un peu en retrait, l’isba. Lumineuse maison de l’enfance, un lit, une table. Tout cela de bric et de broc, fenêtres ramassées dans les brocantes, planches rescapées de granges à l’abandon, assemblées par un ami russe qui n’avait sans doute pas lu dans le texte, comme elle, les poèmes des Refuzniks mais parlait la même langue des sans-papiers. Elle a mis des petits rideaux. C’est là qu’elle écrit, l’été. C’est à dire souvent car le long hiver russe fait les cieux picards hospitaliers. Une chaise, un cahier. Il lui suffit de lever les yeux pour voir couler dans le ciel l’interminable charroi céladon de la Moskowa.

Pas étonnant qu’elle se soit tout de suite sentie chez elle dans le jardin de Moreu. Ce qui les rapproche, c’est l’exil. « L’exil ce n’est pas un mot, c’est un bruit : la peau qui se déchire. » Pour lui, plus que Nice et l’exubérance de la Méditerranée, c’est la lumière qu’il a fuie. Pardon, qui l’a fui. On ne peut comprendre la minéralité de sa peinture si l’on ne sait que, très jeune, une grave déficience rétinienne l’a contraint à un terrible combat contre l’opacité de l’œil. C’est en Picardie qu’il s’est mis à l’écart. Qu’il s’est mis à explorer les débris, minéraux, végétaux, plumes, mille trouvailles recueillies lors de ses promenades – tous deux, l’ai-je dit ?, sont des marcheurs infatigables. Incrustations, collages, inclusions, j’aime le monde naufragé qu’il collecte patiemment et qu’il peint en des « casiers mirobolants ». Ce sont autant d’émotions qu’il classe et ordonne, et l’on s’étonne d’y voir éclater autant de blancs. Blanc et bleu, les couleurs de la Méditerranée.

Cécile Odartchenko a les mêmes émotions puisque décidément toutes les langues de l’exil se comprennent. La Russie est son pays, mythique aussi comme tous les pays de l’enfance. Elle en parle la langue, elle en aime les poètes, elle en a les manières – une énergie indomptable, quelque chose de dur et d’intransigeant dans les convictions, l’excès en tout. Son écriture est un paysage de la taïga. Elle aime le foisonnement, le trop plein des mots, les longues périodes où l’on perd la syntaxe, les accumulations de couleurs, les entassements d’objets, les amoncellements de sonorités – on parle haut et fort dans les langues de l’exil. Souvent je passe boire un thé chez elle, elle me fait la lecture. D’abord j’écoute ce qu’elle raconte mais très vite je ferme les yeux et je n’écoute plus que sa musique, un fleuve impétueux, une voix ample, comme celle de Blaise à l’aube du siècle, traversant tant de flamboyantes illusions à bord du Transsibérien.

L’univers de Moreu tient de la Sibérie. Même immensité, même âpreté, même combat perdu d’avance contre les éléments. Mais, dans l’entre-deux, avant d’enfouir toutes traces sous la neige et l’oubli, s’élève le chant des hommes, une manière d’espérance irréductible. Des murmures dans la boue.Je sais qui nous lirait ce texte merveilleusement : Vissotski…

 

Roger WALLET

Mais qui est cet ami Moreu dont parle Cécile 0dartchenko ?

Un éléphant ? Une tortue ? Une abeille ou un aigle royal ? Un être adhérant à la terre, lourd et lent sur une terre qu'il imite: un être « dont le visage plein de rides / est une campagne à lui tout seul » ? Ou alors un être léger, volant: un rapace au-dessus des steppes protégeant les fous de Bassan ?

Sur la première page du poème, les verbes dont il est le sujet se succèdent : « Tu sais... », « Tu connais... », « Tu es... ». Ce qui signifie que la science du minéral et la connaissance du végétal font l'existence, sont les deux conditions nécessaires à la vie, à une vraie vie, la vie de l'animal Moreu qui « butine », « mâche » et tout aussi bien « rêve ». Bel insecte, infatigable reptile, éblouissant oiseau ou homme saisissant « l'aimée [... ] entre (s)es bras », l'ami Moreu appartient à toutes les sortes de vie pourvu que s'y révèle le « mystère de la richesse sans fond ».

Et Cécile 0dartchenko en fait même un être surnaturel, un génie, un « Aladin des matins du monde et des nuits », découvreur de trésors qui « se dégustent comme de longs baisers ». Elle en fait même une rivière avec sa source, ses berges, ses rives, ses courants, de sorte que, au bout de la métaphore, on puisse y prendre « le bain d'amour ».

Car fondamentalement, animal, végétal ou minéral, l'ami Moreu, au contraire des « coffres de banque » et des « nappes phréatiques », est intarissable. Il est celui dont « l'atelier ne désemplit pas », dont « l'eau coule » sans cesse. Et ses poèmes, ses dessins et ses toiles sont évoqués, par l'écriture de Cécile 0dartchenko, avec le lexique d'un aquaculteur - le poème y est une nasse, le dessin un filet et les toiles des plages.

L'ami Moreu est un être universel. Il est de tous temps puisqu'il a « tenu les outils de jardin depuis des millénaires » ; il est de tous lieux, également amateur des sabots de Lorraine et des yourtes d'Asie centrale. Il sait, il connait, il est.

Et dans ses images faites de mots, Cécile 0dartchenko cherche la beauté des couleurs du peintre, du « transformateur magique » qui jamais ne s'appauvrit. L'éventail du vocabulaire cherche « l'éventail de (s)es palettes » : il est alors question de « frayères gaies », de « sequins brillants » , des « limoneuses baragouineuses », des « Ogotomelis des greniers », autant de raretés, de perles découvertes dans le trésor de la caverne d'Aladin- Dans les dernières lignes du poème, les « chenilles (sont) en cheville » et les « diasporas diaprées » : l'amie 0dartchenko fait aussi bien que René Moreu, en magnifique couseuse de mots, en grande spécialiste des « points de Bergame et (d)es dentelles Chantilly ». En grande amoureuse de la vie qui, elle aussi, sait, connaît, est la vie.

 

Jean-Louis RAMBOUR

Fille du peintre et poète russe Georges Odartchenko et peintre elle-même, mais également traductrice, auteur de livres pour enfants, de romans et d'essais, Cécile Odartchenko célèbre ici un peintre du groupe Cobra, aveugle à vingt ans qui a partiellement et par périodes entrecoupées d'opérations, recouvré la vue à partir de ses trente ans , et célèbre à travers lui l'amitié, la Picardie, l'art, la vie terrestre et la matière vivante en ses plus fines et intimes connections: "tu sais la craie et le gravier/et chaque racine/qui prend le sable dans son bouquet/ et le tient en place". Il y a du Bachelard chez le peintre qui "mâche rêveusement", mais le rêve ne passe pas, "il advient", et l'atelier, dedans comme dehors, "ne désemplit pas". Des"nouvelles boulettes de vie", toiles, petits bonshommes ou chenilles, "en cheville avec le vaste univers et ses diasporas diaprées",témoignent de "l'infini des complicités". Nés chez Beckett et en Picardie, ce "pays de boue",Pim et Pom touillent fraises, mûres, pâte de coings. Pom éclabousse, tache, dégouline, Pim-Moreu sort de son terrier sans peinture comme la taupe, le lapin, le renard, pour offrir les morilles qu'il fait naître sur sa toile et saupoudre de pouzzolane. Avec ces "chineurs étranges et clochards", Cécile Odartchenko renoue avec une poésie généralisée (vers, prose et peinture, or "tout est peinture", disait Rousselot), capable d'enchanter ou de réenchanter un "monde trop goûteux, trop onctueux, trop fessu et trop sauvage".

 

François HUGLO

bottom of page